Mouftî Taqî 'Outhmânî est à la fois moufti, enseignant en sciences islamiques (spécialiste des questions économiques), juge de son pays, membre d'une interminable série d'institutions servant l'islam aux quatre coins du globe.
Dans le texte sui suit, il rappelle un principe souvent négligé mais ô combien important en matière de transactions.
Pour avoir une idée de la situation de la communauté, il suffit de considérer le nombre de cas exposés devant les tribunaux quotidiennement. Et n’oublions pas que la majorité des différends n’arrive même pas devant les tribunaux, les parties essayant de se faire justice elles-mêmes. Et parfois, ces conflits durent le temps de plusieurs générations.
Or, si l’on considère l’objet de ces différends, des thèmes reviennent de manière récurrente : l’argent et la propriété. Les disputes issues de conflits d’argent ou de patrimoine ont détruit les meilleures relations humaines, faisant parfois de meilleurs amis les pires ennemis.
Il peut y avoir plusieurs raisons expliquant ces différends. Mais la plus importante est peut-être le manque de transparence dès le départ, le manque de clarté des conditions entre les personnes depuis le commencement.
La règle d’or que notre religion nous a laissée est la suivante : « Vivez comme des frères, et soyez comme des étrangers en affaire »
Cela signifie que dans notre vie de tous les jours, il nous faut nous entraider, nous pardonner, nous excuser, ne pas regarder les défauts des autres… Mais quand il est question d’argent, de partenaires financiers, de patrimoine… il faut mener les affaires comme si nous étions de véritables étrangers : des étrangers qui désirent tout clarifier, dans les moindres détails, sans le début de l’ombre d’une quelconque ambiguïté. Il est important que rien ne soit laissé au hasard, qu’il n’y ait pas une seule zone d’ombre.
Si cette règle d’or est observée les portes des disputes et des problèmes seront définitivement closes, et les bonnes relations resteront bonnes. Mais si cette règle est transgressée, les conséquences peuvent être désastreuses.
Deux exemples :
Partenariat
Souvent, plusieurs frères sont partenaires dans une affaire. Parfois, on trouve même un homme et son fils. Mais sans conserver de traces écrites, on prend de l’argent de la société et on dépense comme on le désire. Et le rôle de chaque personne n’est pas bien défini. On ne sait pas trop si le fils est employé ou associé. S’il est employé, quel est son salaire ? Et s’il est associé, quelle est sa part ? Sans clarifier tous ces points, chacun fait un peu ce qu’il veut. Et quand quelqu’un intervient pour mettre en garde et dire que tous ces points doivent être éclaircis, il est rebouté, et on le fait comprendre que sa suggestion va à l’encontre des règles de l’amitié.
Et pourtant, l’expérience a montré et montre encore jour après jour qu’en la matière, c’est plutôt le non respect de règles bien définies qui vient à bout des amitiés les plus solides. Particulièrement quand un membre par alliance de la famille est incorporé dans l’affaire, un autre membre de la famille estime son droit lésé car un « étranger » a pris possession outre mesure de quelque chose de familial. Et même quand en apparence, l’amitié semble régner, il ne faut pas se faire d’illusions : les flammes de la haine s’allument très facilement dans les cœurs pour ce genre d’affaires. Il suffit d’un peu de suspicions pour que tout s’embrase. Alors, ce n’est pas un feu qui commence à brûler, c’est un véritable volcan qui se réveille. On ne se parle plus, et on ne veut même plus se rencontrer. Et pour ce qui est du business, chacun essaie d’accaparer ce qu’il peut. Les victimes se nomment : amitié et justice. Sans compter qu’ensuite, chacun va colporter ce qui s’est passé aux cercles d’amis, histoire d’augmenter encore plus la haine…
Le pire, c’est que puisque l’affaire a tourné parfois plusieurs années sans comptes précis, sans avoir gardé de traces écrites fiables, dans le flou le plus total par rapport aux tâches des différents acteurs, une solution amiable devient tout simplement inextricable. Tout cela pourquoi ? Parce que dès le départ, on n’a pas considéré que ce que nous faisions était du business, avec tout ce que cela comporte comme exigences. Si depuis le début, les tâches de chaque personne avaient été clairement définies, si chacun était bien au fait de ses droits et de ses devoirs, et que tout avait été soigneusement conservé par écrit, de telles complications et de tels problèmes ne seraient pas survenus.
Dans le verset le plus long du Glorieux Coran, Dieu nous demande d’écrire les détails d’une transaction à crédit. Si même pour une petite somme empruntée à crédit, il nous a été demandé de tout mettre par écrit, qu’en est-il de ces sociétés et autres regroupements de personnes ? Cet ordre divin est descendu pour éviter que des complications surviennent entre les acteurs ; et si elles devaient survenir, cet ordre permettrait alors de les surmonter étant donné que tout a été conservé par écrit.
Ainsi, si plus d’une personne sont engagées dans le même business, il faut dès le début établir les règles. Si un fils rejoint son père dans une affaire familiale, il faut, dès son premier jour dans l’entreprise, s’entendre sur un point : vient-il seulement aider son père ? Vient-il en tant qu’employé ? Ou bien est-ce l’arrivée d’un nouveau partenaire ? Dans le cas où il est salarié, son salaire doit être convenu clairement. Et dans ce cas, il n’aura aucune part des bénéfices de l’entreprise. S’il vient comme partenaire, la première condition est qu’il investisse quelque chose dans l’affaire. Si le fils n’a rien pour investir, le père peut lui permettre de le faire en lui offrant par exemple de l’argent ; le fils peut alors investir la somme dans l’entreprise et acheter des parts. Tout cela doit être consigné par écrit. Ne pas oublier les parts du bénéfice revenant à chaque partenaire pour éviter tout malentendu.
Si l’un des acteurs est amené à travailler plus que les autres, il faut déterminer ces « heures en plus » : sont-ce des heures supplémentaires ? Ou bien du bénévolat de sa part ? Si ce sont des heures supplémentaires, la rémunération peut-elle être le fruit d’une augmentation de part dans les bénéfices de l’entreprise. Ou bien, ce sera une simple augmentation de salaire ? Ou bien une prime ? En clair, tout doit être écrit avec clarté, pour éviter toute ambiguïté.
Si maintenant un partenariat est déjà commencé sans que ces points aient été évoqués, il faut le faire de manière urgente. Et cela doit se faire sans honte, sans embarras, et sans que personne n’ait à essuyer des critiques. C’est une grande ruse satanique que de dire : « Clarifier les affaires, c’est contraire à l’amour et à l’amitié » Alors, qu’en fait, le maintien de l’amour et de l’amitié dépend complètement de ces clarifications. Se refuser à ces clarifications, c’est se préparer à vivre une amitié de façade… amitié qui pourrait bien se transformer en haine féroce.
Partenariat familial
Une autre situation que l’on retrouve souvent concerne l’acquisition ou la construction d’une maison. Souvent, plusieurs membres de la famille sont concernés. Par exemple, le père bâtit lui-même la maison. Les enfants apportent un soutien financier ou autre selon leurs possibilités. Malheureusement, là encore, rien n’est mis par écrit, et l’on finit par ne plus savoir si tel enfant avait donné telle somme, ou s’il l’avait simplement prêtée, ou si cet argent était destiné à acquérir une partie du bien immobilier… Il est nécessaire de le savoir, car, par exemple, s’il s’agit d’un prêt, le père reste propriétaire de la maison, mais il est tenu au remboursement du prêt. Si, par cet argent, le fils entendait acheter une partie de la maison, il devient donc copropriétaire ; dans ce cas, si la valeur de la maison augmente, la valeur de ses parts augmente. Chaque cas est différent. D’où la nécessité d’une parfaite transparence. Sinon, au moment du décès du père, il y a risque que tout dégénère : le problème paraît alors insoluble et très souvent, la famille éclate.
Mais si ce principe fondamental enseigné par notre religion est respecté, tous ces problèmes seront évités, si Dieu le veut. « Vivez comme des frères, ayez des transactions comme des étrangers ».
Mawlâna Shawkate-Ali Limbada
Vous pouvez retrouver cet article au lien suivant Vivre comme des frères, travailler comme des étrangers